Voyage au Vietnam 1999
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28 Fevrier 2000
Chers amis ,
... Néanmoins , avant de nous laisser , le policier avait eu la gentillesse de nous expliquer comment faire pour retrouver Qua'n Ông Chu? - La Gargote du Patron - le seul relais du coin qui pouvait nous héberger cette nuit , éventuellement : suivre la route qui monte pendant 20 minutes , puis à gauche ( vers l' Est ) il y a un petit chemin en quittant la Nationale , le prendre jusqu' au pont des singes , tourner à droite , suivre le chemin pendant une demi heure et lorsqu' on aperçoit de la lumière sur la droite , c' est bon .
En effet , il y avait du bon pendant cette longue marche en montagne dans le noir , surtout lorsqu' on a franchi le pont qui n' était ni trop grand ni trop haut et pas du tout dangereux , mais qui bougeait à chaque pas et ne supportait qu' une seule personne à la fois : il fallait le franchir seul dans le vide , presque les yeux fermés ... Nous avancions grâce à une lampe frontale et ce fut la seule fois où nous avons dû utiliser la boussole au V-N , car à certains moments nous étions vraiment perdus dans ces routes sinueuses ...
Nous sommes arrivés à ce relais très tard dans la nuit , je ne me souviens plus vers quelle heure . C' est curieux , jamais nous n' avions le réflexe de regarder l' heure constamment comme ici en Europe . Je me rappelle avoir crié au seuil de cette maison quelque temps avant d' être entendu , car il n' y avait pas de porte à frapper . Après quelques hésitations par surprise , le patron , un homme d' une soixantaine d' années nous a accueilli à bras ouverts . Il a réveillé sa fille pour nous faire à manger , et pour dormir il nous a laissé sa place , c' est-à-dire par terre dans cette salle ... à manger pour aller dormir dans la cage des singes plus haut , à une centaine de mètres d' ici !
Le lendemain matin , après une bonne nuit , bien reposée , je suis réveillé par le bruyant chant des oiseaux , tellement fort que j' ai du mal à continuer mon sommeil . En m' approchant de la terrasse construite en bois sommairement , perchée sur un grand arbre parasité par de nombreuses orchidées et fougères sur son tronc , oh my God , me voilà devant un splendide panorama , cela rappelle quelque part la prairie des dinosaures dans le film "Jurassic Park" de Spielberg : une immense prairie comme un oasis au milieu de la forêt luxuriante , un ruisseau aux eaux limpides en bas , plus loin quelques maisons sur pilotis parsemées par ci par là , le ciel très haut sans nuage , les rayons du soleil presque horizontaux à cette altitude : la nature dans toutes ses splendeurs , le paradis terrestre ...
J' ai réveillé Jocelyne pour qu' elle contemple elle aussi ce lever du soleil et nous avons décidé de rester encore un jour dans ce coin , de toute façon le marché des fiancés c' est raté , sauf si l' on dispose d' un ... hélicoptère .
C' est un petit relais , quoique animé . Il est si simple qu' il n' a même pas de nom d' où ce surnom donné par les gens locaux . Il reçoit 2 sortes de clientèle . Ceux qui descendent des montagnes ( xuôi Kinh ) sont des montagnards appartenant aux minorités Dao , H' mong et Thai Noir qui apportent leurs produits artisanaux aux marchés des petites villes en plaine . D' autres sont des gens qui remontent la montagne ( lên ma.n ngu'o'.c ) avec leur cargaison sur le dos pour vendre aux montagnards peu ou pas du tout argentés n' importe quoi : une petite radio , une roue de vélo ou quelques cahiers d' écolier par exemple . La Gargote du Patron est une étape obligatoire pour que ces gens puissent s' échanger des renseignements précieux comme pour se reposer et se restaurer avant de reprendre la route .
On rentre dans une salle - sans aucune porte , sur pilotis avec des balcons tous autour - qui sert aussi de dortoir comme on a vu . Au centre c' est le patron lui même avec la cuisine devant : il trône comme un vrai empereur alors que ses sujets s' assoient par ci par là sur de petites chaises aux alentours , en causant promptement entre eux : l' ambiance est animée et cordiale . Il prépare tranquillement ses plats au fur et à mesure que ses clients remplissent peu à peu la salle , on était une dizaine à tout casser .
Le menu est annoncé juste avant d' être servi : il n' y en a qu' un seul , autrement dit on mange ce qu' on a . La quantité est partagée selon le nombre des clients arrivés mais surtout selon ce que sa fille a trouvé le matin au marché . Sa cuisine est très simple , réduite au strict nécessaire , mais préparée avec soin . Enfin , aujourd' hui c' est le festin grâce à notre présence : d' un ton solennel le patron nous présente à tout le monde , acte un peu superflu car dès le début personne ne nous a quitté de l' oeil un seul instant . On va manger des crêpes farcies au crabe à la vapeur ( ba'nh cuô'n cua ) : manger du crabe sur les hautes montagnes , vous ne rêvez pas ! En réalité la présence du crabe dans nos plats est plus que symbolique . Peu importe , avec l' air de la montagne , le froid du matin , la faim depuis hier et la vapeur parfumée dégagée de la poêle , je crois avoir trop dépassé ma portion sous l' air amusé des autres . N' empêche que de temps en temps j' ai dû faire signe à Jocelyne pour qu' elle ralentisse elle aussi ...
Après le thé en fin du repas , les gens s' en vont petit à petit ( mais ils ne paient pas , eux ? s' interroge-t-on avec souci . Par la suite , le patron nous a expliqué que ces gens donnent de l' argent - quand ils peuvent - à sa fille pour qu' elle fasse le marché : c' est comme dans une famille ) en nous souhaitant bonne route et nous de même . Le patron restait un peu avec nous en débarrassant les tables . Il mène une vie si simple , si austère qu' on croyait un Robinson Crusoé réincarné , avec sa fille dans cette gargote pendue sur les arbres . De lui on ne connaît absolument rien , sauf son passé au lycée Jean-Jacques Rousseau à Ha-Noi dans les années '50 qu' il nous a révélé lui même pour presque s' excuser de son français impeccable : il est trop sobre pour qu' on se doute bien de ses origines , sûrement il n' est pas un simple paysan de ce coin ...
Pourquoi cet homme se retrouve-t-il ici , pourquoi une vie si retirée ? Mystère . Ce qui n' est pas mystérieux pour nous c' est son bon sens et un zeste de gens cultivé , un peu philosophe , celui qui a tout plaqué pour aller très loin à la recherche de lui même .
Selon une conception taoïste , l' Homme retrouve son équilibre lorsqu' il est en harmonie avec la nature dont il est issu : c' est aussi simple . D' ailleurs , la difficulté de nombre d' entre nous dans cette existence est de trop s' investir dans le quotidien en dépit de l' essentiel : on court , on court et à la fin on se demande à quoi ça ressemble cette course effrénée ? Autant en profiter dès l' instant même ( : du Françoise Sagan , oh ... ) . Et puis , ce qu' on a vécu depuis hier jusqu' aujourd' hui fait partie d' un cycle immuable : en pleine nuit il y a déjà l' ébauche du jour . (Après la tempête c' est du beau temps) . Après les difficultés c' est forcément la joie : il n' y a qu' attendre patiemment le cycle de la vie et ne pas s' agiter inutilement . Les couples jour/nuit comme bonheur/tracas , riche/pauvre , homme/femme , commissariat/gargote , yin/yang ... resteront partout et dans tous les temps .
[ J' ai osé lui demander si ce principe yin/yang s' applique aussi à mes impôts sur le revenu : il ne m' a pas répondu because il ne savait même pas de quoi je parlait . Qu' il a de la chance ce monsieur ...]
A propos de notre rencontre il disait que cela révèle du "nhân duyên" , une rencontre de hasard qui n' est pas du tout .. par hasard , en somme : au fait c' est le résultat d' une recherche inconsciente de chacun de 2 côtés pour se retrouver enfin , même dans ce bout du monde et dans des circonstances incroyables ... J' ai bien eu raison de remercier le joint de culasse de chez Daewoo et le sympa policier de frontière sans lesquels mon voyage n' aurait jamais eu ce parfum extraordinaire ...
Deux ans après cette rencontre , nous sommes revenus sur les traces de la fameuse Gargote à partir de Sapa , sans toutefois réussir à la trouver : la route est bitumée depuis , il n' y a plus de panne de voiture , le voyage est super bien passé , tout est beau , le paysage est toujours magnifique mais aplati à en mourir ...
Th.
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