Voyage au Vietnam 1999
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23 Janvier 2000
Chers amis ,
Parmi les nombreuses rencontres que nous avons eues au V-N , il y en a une qui m' a beaucoup marqué , c' est avec John , un adolescent américain de 17 ans de Louisana.
C' était vers la fin d' après-midi , on devait prendre le train à la gare de Sai-Gon pour aller à Nha-Trang . On était venu très tôt afin de réserver la couchette " semi-molle " , car il faudra une nuit entière pour ce voyage de 450 km à peine . L' SNCF vietnamienne est la seule compagnie ferroviaire du monde qui offre à ses voyageurs jusqu' à 5 classes dans un même wagon , selon l' état du siège : du plus dur au plus mou avec des prix inversement proportionnels . Je veux dire : prix doux pour siège dur et prix dur pour siège mou , tout simplement !
Mais ceux-ci dépendent aussi de la hauteur : pour une fois plus on est situé haut , moins on paie . Ainsi il faudrait un calcul très savant pour savoir combien vous payez , par exemple , une couchette semi-molle au milieu , une couchette dure en bas ou une semi-dure tout en haut etc ... Quant à nous , le chef du guichet a proposé , pour le même prix , une semi-molle en haut contre une dure en bas . Mais il a rejeté catégoriquement une semi-dure en haut contre une hyper-dure au milieu ! Va savoir qu' est-ce qu' il lui prend , celui-là ?
Lorsque tout cela a été éclairci , finalement , on attend patiemment notre train dans une grande salle , en faisant gaffe qu' il ne parte pas avant l' heure . Tout d' un coup , plus de lumière , black-out total dans la gare ! C' est impressionnant pour un lieu public si fréquenté tel que cette gare , mais il n' y a eu aucun signe de panique tant les vietnamiens ont tellement l' habitude , au contraire le silence qui y règne est plutôt reposant , chacun poursuit ses pensées dans le noir ...
D' un coup je suis abordé par un type qui m' a demandé du feu en anglais . Gêné , j' ai répondu I don' t SMOKE lourdement en me disant que même le black-out ne nous a pas protégé . Mais son accent américain parfait a réveillé ma curiosité : dans la pré-ombre donnée par un néon de loin , j' ai aperçu son jeune visage métissé : les yeux tirés , les joues hautes , le grand nez et les cheveux châtains . Il m' a fait un large sourire très sympathique en s' excusant de m' avoir importuné ...
John est son prénom, choisi par lui-même . A son arrivée en Amérique il y a une dizaine d' années alors qu' il n' avait même pas commencé l' école primaire , John ne parlait pas encore l' anglais et n' avait jamais vu son père auparavant : ce monsieur , pour vaincre la barrière linguistique , lui a tendu une liste de prénoms en lui faisant signe de choisir , exactement comme si l' on offrait des bonbons . Parmi ces mots complètement étrangers , il en a retenu un par la simplicité , ce mot qu' il lui a semblé entendu déjà quelque part ... Désormais notre petit garçon a perdu son prénom vietnamien , son identité vietnamienne , a quitté définitivement son pays natal , sa mère , ses demi-frères et son village paisible à Phu-Khanh pour s' installer ici en Louisana : il est devenu américain et se prénomme John .
Et c' est le premier retour depuis , il vient d' arriver seul à Sai-Gon hier , ce soir il prend ce même train pour Nha-Trang . Demain sa mère l' attend dans son village , un voyage initiatique en quelque sorte . Son père ne l' accompagne pas à cause du travail , mais surtout parce qu' il n' y a plus aucune relation entre ses parents qui s' ignorent dès sa naissance . Sa mère a refait la vie après '75 et il a eu 2 demi-frères .
A l' époque , son père était un des boys - les Marines - basés à Cam-Ranh . Sa mère faisait partie des réfugiés de guerre qui ont dû quitter les Hauts-Plateaux trop proche du chemin de Ho-Chi-Minh où les bombardements quotidiens ne laissaient guère de chance de survie , pour venir vivoter ici dans les bidons villes se trouvant aux alentours des bases américaines . De leur rapport est né John , devenu de plus en plus encombrant à l' exercice du métier de sa mère , une call-girl de son état . Une bonne partie de sa petite enfance John a vécu avec son grand-père qui l' a couvé sous les regards méprisés de tous . Sa mère , pour ainsi dire , ne le reconnaissait pas et son père encore moins ... Un enfant laissé à son sort , en somme .
Après '75 , il y a eu une campagne du Département d' Etat visée à la recherche des enfants des GI' s nés pendant la guerre , la suite , vous connaissez . Des milliers d' enfants ont quitté le V-N pour rejoindre leurs pères , biologiquement confirmés par enquête génétique , à condition que leurs mères fassent la demande . Pour la plupart d' entre elles , c' est l' occasion ou jamais d' envoyer leurs gosses à l' étranger qui assureront dans l' avenir un pied hors du pays .
Pendant 3 jours de suite où on est resté à Nha - Trang , on a revu John au moins une dizaine de fois , toujours sur le boulevard Tran-Phu , ce grand boulevard ombragé qui plonge le long de la plage principale , une sorte de Promenade des Anglais de Nice où tout le monde se retrouve chaque soir sans rendez-vous . Pour aller boire un verre de jus de canne à sucre rafraîchissant ou manger un pâté chaud succulent d' un vendeur ambulant entre amis , en bavardant sur le beau temps et le mauvais ...
John était presque toujours accompagné de son copain d' enfance vietnamien Kha sur leur Honda louée à la journée . Et lorsque je lui demandais des nouvelles de sa mère , d' abord il ne me répondait pas , en cherchant à se détourner , puis a fini par me confier que c' est pas du tout ce qu' il pensait : il a (trop) imaginé des scènes de retrouvailles , avec ses demi-frères pour qui il a cassé sa tire-lire pour acheter des cadeaux ; avec sa mère après 10 ans sans nouvelle et surtout avec son grand-père qui compte les jours pour le revoir . Sur l' avion il a passé tout son temps à écrire à chacun de ces chers de longues lettres qui sont , finalement , laissées dans sa valise et ne seront jamais lues par leurs destinataires .
Car c' était pas du tout ça . Sa mère est désormais réintégrée complètement dans la vie du pays : elle a même un bon travail dans l' administration , en oubliant petit à petit ses projets de partir comme la plupart des vietnamiens au début de ces années '90 : les vagues des boat people s' estompaient bien avant la chute du Mur . Tandis que pour son beau-père , cet américain le gêne . A lui peu mais surtout à son boulot , parait-il qu' il est devenu une sorte de big boss local à qui le gouvernement révolutionnaire aurait confié des tâches assez importantes pourqu' il reste à l' écart des gens potentiellement dangereux comme John .
La seule personne chez qui John retrouve encore des sentiments très forts , gravés depuis l' enfance est son grand-père , mourant désormais . Il ne peut plus parler , mais reste encore conscient ; il a tout de suite reconnu John malgré tant de changements : quelques larmes sur le visage , un regard attendrissant venant d' un autre monde , pas un seul mot . Et c' est tout : point final .
Notre John reste donc bien seul pendant son voyage tant attendu . Meilleur élève de sa classe , meilleur lanceur de base-ball de l' équipe de son école . Ce grand garçon intelligent se prépare , dès son retour en Amérique , à entrer dans une des Universités les plus prestigieuses des Etats-Unis : celle de Minneapolis , avec une bourse d' étude du Sénateur . Sa scolarité , c' est un sans faute . Son bac , c' est avec mention naturellement . Son avenir , c' est Manhattan' s Square des brillants golden boys comme lui . Son pays , c' est l' Amérique comme dans la chanson de Jacques Brel .
Mais pourquoi , pourquoi il n' y a jamais de bonheur intact dans cette vie ? Pourquoi un adolescent déjà glorieux en son temps , envié par ses pairs , n' a même pas droit à un simple plaisir le plus basic en son genre : l' amour de ses proches ? Alors que tout semble s' ouvrir devant lui , il y a quelque chose qui se referme : son passé , probablement . Il a eu tort d' avoir existé dans ce monde-là , à un moment qu' il ne fallait peut-être pas ....
Avant de quitter Nha-Trang , nous avons convenu avec John un pique-nique aux Tours Cham , à 2 km du centre ville . Les anciens rois du Champa ont eu du goût pour construire leurs temples dans un site aussi beau que stratégique comme celui-ci : sur une colline qui surplombe l' estuaire du fleuve Cai , on voit d' un côté la mer , de l' autre la chaîne montagneuse qui protège la ville contre les envahisseurs venant de l' Ouest . Un port de pêche en contre-bas qui relie les montagnards aux pêcheurs par un marché très actif et coloré : une image pittoresque venant tout droit d' un autre temps . C' était là où John jouait aux billes avec ses copains en attendant son grand-père faisant le marché , c' était là que sa joie éclatait chaque fois que son grand-père lui rapportait un gâteau à la noix de coco , ce qu' il préférait . C' était là son enfance ...
Assis à l' ombre d' un grand arbre (cây phu'o'.ng vi~) fleuri tout rouge , nous avons cassé la croûte dans le chant ahurissant des cigales : l' été était déjà à nos portes . Dans un sanglot qu' il a du mal à cacher , John nous a dit que c' est peut-être la dernière fois qu' il revoit cet arbre qui ne pousse pas aux Etats-Unis malgré l' étendue en latitudes de ce pays . Il nous a aussi annoncé qu' il va raccourcir son séjour au V-N à cause de ceci et de cela . Nous nous sommes ainsi donnés nos adieux et maintenant c' est le tour de Kha , sentant bien que son copain va s' éloigner pour toujours , nous a invité solennellement de revenir le voir autant qu' on désire : c' est une invitation à vie . Dans le V-N profond , il n' y a pas de téléphone encore moins d' e-mail , la Poste est présente mais peu fiable . Pour le revoir il n' y a qu' aller sur place : s' il est absent , ce ne sera jamais pour longtemps et il y a des voisins qui peuvent parfaitement nous renseigner .
J' aimerais que John puisse lire ces mots , si jamais cela arrivait , qu' il se fasse connaître : je n' ai pas pensé à prendre ses coordonnées à l' époque . Maintenant , je regrette de ne pas l' avoir invité à vie dans ma petite maison à Paris ; moi qui possède maintenant un repère fiable avec la Poste qui marche , 3 numéros de téléphone personnels et 2 adresses e-mail , les gens communiquent davantage dans ce monde devenu encore plus petit , mais où est-il donc passé notre John en ce moment ?
Th.
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